JEUDI 16 NOVEMBRE 2023 BIBLIOTHEQUE ROBERT DESNOS MONTREUIL – DE L’ECOUTE AU LANGAGE : POURQUOI LIRE ET RACONTER DES HISTOIRES, DES LE PREMIER AGE ?

Sabine NOEL PEIGNET, Présidente de l’association a ouvert la journée en annonçant la dissolution d’A.C.C.E.S. le 31 décembre prochain. Elle a appelé toutes les bonnes volontés à poursuivre les actions en direction des tout-petits, en synergie avec les personnels de la petite enfance, les bibliothèques et les parents. En 40 ans A.C.C.E.S. a profondément semé de nombreuses graines qui ne demandent qu’à croitre.  Le site, outil de référence, sera maintenu.

Le bébé est un linguiste qui s’ignore : depuis la fondation d’A.C.C.E.S. Evelio CABREJO- PARRA explore grâce aux observations sur le terrain et à ses recherches de psycholinguiste, toute la complexité du langage chez les bébés : pourquoi les hommes de science ont-ils tant de difficultés à appréhender l’acquisition du langage que le tout- petit s’approprie si aisément ? C’est que le processus linguistique se met en mouvement bien avant la naissance et le bébé naît pour ainsi dire tout équipé, si bien pourvu qu’il peut même comprendre et apprendre plusieurs langues en même temps. Très vite, dès le 4ème mois, le bébé se met en position d’écoute. Il s’attache à la voix maternelle et est capable de reproduire l’activité motrice de celui qui parle. Il construit sa petite voix en fonction de la voix qu’il a entendue. Des processus d’identification très complexes nous échappent mais on est certain que toutes les informations sensorielles qu’il reçoit, convergent vers un « éprouvé », moments de bien-être physique et psychique qui lui permettent alors de lire le monde extérieur. Par le visage de sa mère à 20 cm de lui, par l’intonation de sa voix, il acquiert non seulement une grammaire du visage mais le déchiffrage d’émotions et la compréhension que ce visage exprime ce que nous vivons à l’intérieur de nous- mêmes. Très tôt, il acquiert la représentation symbolique de l’autre : quand il pleure, c’est aussi pour convoquer l’autre. Posant l’autre comme existant, il donne au langage son activité permanente de liaison. il peut se représenter l’autre même s’il est absent , et s’inscrit dans une temporalité ou passé et présent ont une épaisseur . Il peut aussi, ce tout- petit, se parler à lui-même dès son premier babil.

Un tout petit à qui on a beaucoup parlé, qui a écouté de la musique, des comptines, qui a entendu les bruits de la nature, qui a été bercé par la langue du récit, développe une capacite à imaginer, à construire du sens qui est infiniment plus riche. D’où la valeur des préceptes et des pratiques d’ACCES, grâce notamment à la lecture individuelle en petits groupes et à l’ancrage dans les bibliothèques qui ont puissamment révélé et aidé à accompagner le développement de l’enfant. Rendre hommage à Marie Bonnafe et à tous ceux qui avec tant d’autres ont porté le projet d’A.C.C.E.S. et mené à travers lui, la lutte contre l’exclusion et les inégalités ne suffit pas : c’est à nous tous de continuer.

Serge BOIMARE, ancien directeur du CMP Claude Bernard a travaillé sur les adolescents décrocheurs et avec eux, mis en place par la lecture à haute voix de récits fondateurs, de mythes, de contes, des stratégies pour réduire leur empêchement de penser et leur réinsertion dans le système scolaire. Ce travail de longue haleine est d’abord celui de l’analyse des causes des difficultés des adolescents. Pourquoi des adolescents normalement intelligents ne maitrisent-ils pas les savoirs fondamentaux ? La dyslexie, les troubles de l’attention ne sont pas des raisons suffisantes. Ceux qui sont réfractaires à l’apprentissage sont des enfants empêchés qui mettent en place des positions d’évitement. Ils n’acceptent pas le moment du doute, celui de ne pas savoir, ne se confrontent pas à un temps réflexif, ne s’appuient pas sur leurs propres représentations pour relancer leur activité. Dès lors ils génèrent tout un éventail de comportements négatifs : auto dévalorisation, persécution, échec scolaire, conformisme de pensée, inhibition intellectuelle, rigidité mentale, toutes barrières qui coupent la route pour apprendre. Il faut alors remettre en mouvement leur machine à penser grâce à la lecture à haute voix de récits initiatiques et immémoriaux, de mythes et de contes qui vont leur permettre d’accéder à un autre ressenti du monde. A travers ces textes souvent fondateurs, les enseignants retrouvent l’attention de ceux qui ne savent pas écouter, les adolescents ; la mise en mots de ce qu’ils ne savent pas formuler, l’appréhension d’une temporalité que souvent ils ne perçoivent pas, la projection de leurs propres préoccupations et pour tout dire le désir de continuer. Un tel travail requiert patience et longueur de temps pour observer du changement mais il est si fructueux que de nombreuses équipes pédagogiques dans des lieux défavorisés comme St- Denis, Bagnolet, Montreuil le mettent en œuvre depuis de nombreuses années, ainsi que des associations d’aide aux devoirs. Evelio Cabrejo Parra d’ailleurs souligne que ce type de pratiques de lectures à haute voix de textes et de légendes est assuré aussi dans des favelas brésiliennes où les adolescents finissent par devenir eux-mêmes lecteurs à haute voix pour les autres.

Catherine CANAZZI, Responsable du Service Livre et lecture dans le Vaucluse rappelle l’importance de placer le livre et l’oralité au centre de la lutte contre les fractures sociales. Il s’agit d’inscrire le livre très tôt dans la vie du tout-petit. La bibliothèque n’est pas seulement le temple des livres, du conseil et de leur expertise. Elle doit être le lieu d’une forte médiation entre les parents et le tout-petit et exercer la transversalité entre enseignants et personnels de la petite enfance. Comment ? Par des formations avec les personnels de la petite enfance (journées petite enfance, lire à haute voix), développement d’outils d’animation tels que tapis de lecture, valises thématiques. Des journées rencontres avec les artistes de livres jeunesse, des parcours sensoriels favorisent une communication non verbale, des dotations de livres accompagnées, des journées de sensibilisation. Il s’agit aussi d’encourager des projets malgré le manque de moyens et les résistances au niveau des instances de tutelle : encourager, stimuler mais ne pas faire à la place de. Le manque de moyens n’est pas toujours une excuse car certains projets requièrent peu de fonds. Il faut pouvoir aussi évaluer (questionnaires, fiches de satisfaction, autres …) par exemple la liberté du tout-petit à se saisir du livre, quel impact ? quel réinvestissement ? Catherine Canazzi met le doigt sur la politique publique qui doit être transverse par essence, en prévenant l’illettrisme, en cultivant la germination du livre par de nombreux partenariats. Il n’y a pas d’éducation sans livre : Sophie Marinopoulos le martèle bien en insistant sur le concept de « santé culturelle », prévention et soins nourriciers des nourritures de l’esprit car la langue du récit est nécessaire pour la découverte de l’altérité et du monde, de l’appropriation de sa culture et de celle des autres. Ce travail de fourmi n’est peut- être pas toujours visible mais c’est une activité de conviction avec des actions pas toujours pas aussi coûteuses qu’on ne le croit.

C’est un parcours vivifiant que propose Caroline Simon, bibliothécaire à la Médiathèque départementale du Val de Marne à partir de livres pour le premier âge, une promenade apparemment subjective et sonore où à notre tour, nous devenons bébés en position d’écoute. Les petits ne comprennent pas ce qu’on leur lit, « c’est entendu ». Mais si le sens des mots leur échappe, il s’agit pour eux de se placer immédiatement en position d’écoute et d’entendre autre chose. Au fond, il serait question de se défaire du sens pour s’autoriser à leur lire des choses qui n’en ont pas mais qui tout aussi sûrement les ramène du côté de la vie elle-même. C’est le sens de textes poétiques. Dès lors le rythme de la lecture est donné par les pages qu’on tourne. Dans Météo Marine de Thierry Dedieu, on accède à un mystère de ce qui est proféré car on ne peut se rattacher à rien de compréhensible mais comme le rappelle souvent Jeanne Ashbé, dont on sait que le petit va, lui, se débrouiller. Les livres de bruits ou ceux qui multiplient les onomatopées (Onomatopées d’Andrée Chédid ou Le livre des bruits de Soledad Bravi notamment) constituent une espèce de partition musicale, proche de la comptine qui a à voir avec ce langage des tout-petits farci d’onomatopées, ce que Jeanne Ashbé appelle « les joyeux éclats de langue » sur le modèle d’une conversation qui ne commence ni ne s’arrête. Souvent aussi, mettre en lumière le pouvoir des mots : Non de Jeanne Ashbé délire sur ce mot magique au pouvoir multifonctionnel, du dialogue avec l’adulte. Caroline Simon insiste alors sur la nécessité de l’engagement que requiert la lecture au tout -petit, pour laquelle il faut être à cent pour cent, parce qu’elle évoque de très près les sensations de son monde. Orange, pomme, poirejoue sur quatre mots seulement, module et décline la répétition ou les rimes (ce qui est plus évident dans les textes anglais d’ailleurs et dont ne rendent pas compte toujours leurs traductions). Il faut rendre au texte lu l’effet un peu hypnotique d’une berceuse. Enfin par certains livres qui jouent sur l’effet de surprise ou non, le tout- petit peut à la fois se remémorer les étapes ou les anticiper. D‘où l’importance dans ces lectures, des mots et des silences qui les sertissent.

Isabelle SAUER ET Michelle SULTAN respectivement lectrice-formatrice et éducatrice de jeunes enfants en PMItravaillent à 4 mains et à deux voix dans le Val de Marne qui mène une riche politique de service culturel autour de la petite enfance et du livre grâce à des ouvrages offerts chaque année aux enfants, à des crèches bien dotées de livres, et à des projets. Ensemble Isabelle et Michelle nourrissent depuis 2008 des actions qui mettent toutes en lumière la triangulation entre parents, enfants et livres. Dans l’attention conjointe entre lectrice, parent, enfant, se joue le lien qui va se renforcer entre parent et bébé autour de l’émerveillement réciproque. Certaines mamans qui ont du mal à se saisir de leur maternité découvrent, grâce à la lecture que la lectrice fait à leur bébé, comment se rapprocher physiquement et moralement de lui. Partant du constat que dix pour cent des enfants qui arrivent à l’école n’ont jamais eu de livre en mains, il faut mettre en place des rituels autour du livre. C’est ainsi que Délivrez-moi est le tremplin pour enchaîner avec comptines et chansons « les crococo les crocodiles ». Les imagiers trilingues peuvent aussi servir à établir des passerelles entre parents et enfants autour du livre. Le livre, quant à lui « Pourquoi je ne suis pas sur la photo » favorise une réflexion ontologique de l’enfant sur son existence avant sa naissance et la question de sa place dans la famille et au monde. Enfin est mené un projet avec un ITEP pour les enfants de 6 à 12 ans, garçons qui ne peuvent plus aller à l’école et que la lecture individuelle va réaccrocher, de celle des mangas jusqu’ aux contes pour tout- petits, dont ils se révèlent friands.

Katia BOUBAKER est directrice d’école polyvalente à Paris. A.C.C.E.S., elle a toujours baigné dedans, sa mère Martine CAMBER, récemment décédée, était un pilier d’A.C.C.E.S. et une femme étonnante à laquelle nous avons souvent rendu hommage. Elle lui a raconté des histoires qu’à son tour elle a pu transmettre, des moments de lecture sans autre objectif que partager entre parents et enfants entre lectrices et enfants, le bonheur, le bien-être du récit. Il faut faire germer les petites graines qu’A.C.C.E.S. a semées. Dans toutes les étapes de son parcours, d’enseignante à directrice d’école, elle a adapté les préceptes d’A.C.C.E.S. pour stimuler et encourager le rapport au livre et par lui l’épanouissement de l’enfant. Aux tout-petits, elle a lu les albums à bruits, notamment pour ces enfants issus du voyage pour lesquels la tradition orale est si importante. Pour tous il s’agit de créer un espace d’échange dans lequel chaque enfant a du plaisir et du plaisir à être ensemble. Jusqu’à la grande section, les apprentissages paraissent plus diffus. En vérité il faut privilégier des espaces de concentration, faire silence pour que les enfants puissent apprivoiser le livre, leur laisser la liberté d’aborder le livre comme ils l’entendent et parler librement. D’où l’importance du choix de bons albums qui proposent des fenêtres multiples à l’enfant, comme en témoigne cette dernière page de la chasse à l’ours qui lui offre plusieurs interprétations possibles.

Enfin elle a mis en place pour les enfants de grande section très sensibles à la séparation d’avec leurs parents, à l’accueil des parents et des enfants, des livres tels que Bébés chouettes, Coin- coin ou Pousse poussette qui font une transition entre le moment ou le parent dépose son enfant et va s’en séparer et la poursuite des activités du nourrisson. Un autre récit commence….

« C’est en lisant qu’on devient liseron » disait Raymond Queneau. Ces ramifications bouturées par A.C.C.E.S., il faut les mettre en place partout où les inégalités risquent de se creuser, dans les hôtels sociaux mais aussi dès la maternelle. C’est pourquoi, selon les principes d’A.C.C.E.S., elle a suivi en grande section quatre élèves déjà en difficulté : pari gagné avec la lecture individuelle en petits groupes, la lecture à libéré leur parole et ouvert pour eux un espace psychique ou se sentir heureux et construire du sens. De la maternelle à l’école élémentaire vingt minutes de lecture libre ont été installées « chouette, on lit » pour que, quel que soit son âge, l’enfant s’approprie le livre. Les enfants butineurs, ces enfants qui ne sont pas sécurisés psychiquement trouvent leurs marques par le livre. C’est faire le pari de leur intelligence. Ce n’est d’ailleurs pas toujours facile d’en convaincre les enseignants bien souvent pris dans leur objectif d’apprentissages et pour lesquels ce qui est gratuit n’est pas évident.

Cette journée quelle qu’empreinte d’émotion qu’elle ait été, n’a en rien semblé une fin. Tout ce qu’A.C.C.E.S. a patiemment défriché, exploré, tout ces germes qu’elle a semés depuis quarante ans en France, en banlieue, en province et à l’étranger notamment en Amérique latine, tous ces dispositifs originaux qu’elle a défendus et installés (lecture individuelle en petits groupes mais aussi séminaires, va et vient constant entre le terrain et la théorie), tout participe à élaborer un futur où il y a encore beaucoup à faire. Si la bataille pour convaincre du bien- fondé de la lecture aux tout- petits est partiellement gagnée en particulier auprès des classe moyennes, reste encore à mener le combat en faveur des familles écartées du livre. « J’ai une nouvelle hanche et l’avenir devant moi » proclame Marie Bonnafé : quelle meilleure bannière que cette promesse de poursuivre envers et contre tout et avec tous ?

Anne Mascarou

Livres à découvrir :

-Evelio CABREJO-PARRA : langue orale et développement de l’enfant : pourquoi lire et raconter des histoires aux tout-petits – Dunod

– Serge BOIMARE : Ces enfants empêchés de penser – Dunod

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Vous en pouvez retrouver ici les différents moments.  

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